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Une riche polémique

Même si je ne partage pas les espoirs que les gens de Fakir placent dans les partis et syndicats (dans un texte d’Article11 je pensais notamment à eux en parlant de ceux qui nourrissent la "nostalgie du grand parti des travailleurs"), même si je pense que la stratégie en deux temps que défend François Ruffin aboutirait au mieux à lier davantage le sort des prolétaires à celui du capitalisme (pour faire vite), j'apprécie beaucoup la réponse de Ruffin aux gens de PMO (Pièces et Main d'oeuvre), et je l'apprécie avant tout, pour son ton, qui rompt agréablement avec la morgue post-pro-situ des camarades péèmistes et leur façon de s'ériger en exemple. Je l'apprécie, cette réponse, au point de me sentir obligé de la reproduire, par souci d'équilibre, mais je ne peux que vous inciter à aller sur leur site, vous y trouverez aussi un passionnant entretien avec un chief economist, superexpert financier qui dévoile tranquillement le secret qui n'est un secret pour personne: s'il est élu, Hollande devra choisir de décevoir ses électeurs ou les marchés, et évidemment, en chef d'Etat responsable, il préfèrera toujours les marchés. Il devra juste obtenir qu'à travers leurs fondés de pouvoir (ceux qu'on appelle l'"Europe") les puissances financières fassent semblant de lui accorder quelques concessions, histoire de calmer un peu les grommellements et criailleries de Mélanchon. Promis, juré, quand Hollande (ou Sarkozy, qui sait), fera un nouveau mauvais coup et qu'on retrouvera dans la rue les fakiristes et autres électeurs mélanchoniens, on ne leur enverra pas au visage en ricanant le temps perdu en excitations électoralistes.


Réponse de François Ruffin à Pièces et Main d'oeuvre


Chers Yannick et Ségo, chers camarades de PMO,

Vous venez de publier sur votre site deux papiers dans votre style, qui relèvent plus de l’oukase que du débat, une excommunication jetée depuis les sommets alpestres. Mais bon, malgré votre ton de procureur, je vais faire comme si la discussion était ouverte.
Pourquoi ?
Parce que vos textes posent des questions justes, même s’ils y répondent de façon (à mon avis) injuste. Des questions à la gauche de gauche, sur l’alliance du rouge et du vert. Mais aussi des questions aux « libertaires » et aux « luddites » – au nom de qui vous signez – sur votre rapport au peuple.
D’abord, je vais faire amende honorable.
En effet, au cours de mon reportage, je me suis trop peu interrogé – et j’ai trop peu interrogé – sur le caractère nocif du PVC. Contrairement à ce que vous affirmez – mais ne chipotons pas – j’ai bien posé la question à la fois aux syndicalistes et à Martine Billard sur ces pollutions, mais je m’étais trop peu documenté en amont pour soutenir une controverse.
C’est une carence que j’admets (et je sais combien, dans votre carrière, puisque vous êtes d’anciens journalistes, vous avez quotidiennement atteint la perfection).
Mais voilà que de ce défaut, soit, vous tirez des conclusions générales sur « les syndicalistes », « les partisans du Front de Gauche » et « Là-bas si j’y suis », pour qui, tous, indifféremment, « l’essentiel, c’est l’emploi », autrement dit des millions de personnes qui penseraient indifféremment : « Nos emplois valent plus que nos vies ».
C’est du grand n’importe quoi.

Le cas Arkema

Pour quelles raisons Arkema souhaite se débarrasser de son pôle vinylique ?
Parce qu’il y a, en Europe, une élévation des normes environnementales – qui rend plus coûteuse la production de PVC ici.
Or, qu’en disent les cégétistes – d’un excellent niveau – que j’ai interrogés ? Déplorent-ils ces normes ? Réclament-ils qu’on se soucie moins d’écologie ?
Au contraire : ils approuvent. Ils se félicitent, à la fois pour les salariés et pour les populations, que leurs industries soient mieux encadrées, des rejets interdits, le recyclage imposé, etc.
Alors que dans d’autres boîtes, en effet, ça arrive, les délégués se solidarisent avec le patronat – et militent pour le dumping environnemental.
Là pas.
Mais si ces dix usines devaient finalement fermer, quelles en seraient les conséquences ? La sauvegarde de l’environnement ? Une moindre pollution ?
La fin des cancers – comme vous l’annoncez ?
J’en doute. On assistera, c’est probable, à un simple « déplacement d’activités », comme dans tant d’autres secteurs, comme pour les tanneries, comme pour le recyclage des déchets informatiques, et cette industrie se réfugiera sous des cieux plus cléments pour les rejets toxiques, en Chine ou ailleurs.
C’est à ce dessein que, dans un premier temps, immédiatement, concrètement, il s’agit de s’opposer. Car voilà qui produirait non pas du mieux, mais du pire. Même si cette opposition, ce simple maintien de l’ordre existant, ne constitue pas, et vous avez raison, un projet politique – ni écologique ni social : la « défense de l’emploi » n’a rien d’une offensive…
À chacun de mes débats, la remarque revient : « Vous citez les Continental, les Goodyear, mais tant mieux si les usines de pneus ferment ! »
Sauf qu’elles ne ferment pas pour de bonnes raisons : la consommation de pneumatiques n’a (malheureusement) pas diminué durant la dernière décennie, ni en France ni dans le monde, la voiture individuelle n’a (malheureusement) pas décliné au profit des transports collectifs. Juste que la production de pneus coûtera moins cher aux multinationales en Roumanie (pour les Contis) ou en Russie (pour Goodyear) – à la fois grâce au coût du travail diminué et aux moindres contrôles de l’administration.
(J’ai volontairement dévié du PVC au pneumatique parce que je connais mieux ce marché. Mais je vais me renseigner sur le premier, je vous promets.)
Si nous souhaitons que moins – ou pas du tout – de PVC soit consommé, moins – ou pas du tout – de pneumatiques soit produit, moins – ou pas du tout – de pesticides soit utilisés, pourquoi pas. Mais c’est à nous d’en décider ensemble, et de l’organiser – avec les scientifiques, les citoyens, les travailleurs.
Ces décisions, nous ne devons pas les laisser entre les mains des financiers. Nous ne devons pas déléguer de futurs plans sociaux, l’avenir de milliers de familles, à des vautours qui volent entre Malte et Jersey. À moins que les « libertaires luddites » ne croient que les Klesch et compagnie agissent pour le bien commun.

Mon cas

Je suis partisan de la décroissance.
J’abhorre la société de consommation.
Je n’ai guère une fibre productiviste – pour des raisons écologiques, mais aussi sociales : qui aurait pour idéal le taylorisme, la vie à la chaîne ? Des 3*8, les usines passent maintenant aux 4*8, brisant tout rythme, du sommeil, de la famille, des week-ends, etc.
Et dans mon monde idéal, j’éliminerai bon nombre de « saloperies ».
Voilà ma position de principe.
Maintenant, la pratique.
Adolescent, je pondais des textes rebelles dans une superbe solitude. Il fallait détruire le système : la télé, la bagnole, le tourisme, la pub, les supermarchés, les élevages en batteries. Mais j’étais entouré de « cons », de « moutons », de « beaufs », etc.
Ma radicalité verbale était magnifique.
C’est un peu la posture, j’y reviendrai, que je retrouve dans votre prose.
Je vais vous dire ma conviction.
Nous devons agir en deux temps : aux classes populaires, il faut garantir cette base : la Sécurité sociale (au sens large), l’assurance d’une vie stable pour eux et leurs enfants, éloigner « l’épée de Damoclès » comme me le disait encore un employé du textile le mois dernier : « On a peur, on vit dans la peur », poursuivait-il, témoignage d’un avenir non-maîtrisé. Aucune espérance, aucune transformation positive, ne peut se fonder sur cette « peur ». C’est un étau mental à desserrer.
Une fois ces fondations posées, alors, ensemble, prolétariat et petite-bourgeoisie (vous et moi), c’est toute une société que nous avons à repenser : la production, la consommation, la démocratie, etc.
Mais, de mon point de vue, on ne construira pas le second étage de la fusée sans le premier.
J’ai fait le choix – cela fait treize ans, déjà – de sortir de mon isolement de (tout petit) intellectuel. De m’extirper de mon milieu idéologique, d’aller à la rencontre des habitants de ma ville, puis de mon pays – pour sentir avec qui, malgré des divergences, malgré des différences, malgré des insuffisances, je peux lutter, avancer, même d’un pas, sur ce chemin.
Car à l’évidence, un projet de transformation sociale doit s’appuyer sur des forces sociales.
Dès lors, quant à la question qui nous préoccupe : comment agir, avec qui, pour que la rupture écologique se fasse non pas contre notre peuple, mais avec lui ? Comment faire pour que les ouvriers, déjà frappés par trente années de mondialisation, de délocalisations, ne perçoivent pas cet impératif – sauver la planète, et donc produire moins pour consommer moins – comme une nouvelle menace ? Comment entraîner des pans de la société avec nous, concilier le rouge et le vert, la justice sociale et le progrès environnemental ?

Votre cas

Vous vous désignez comme « luddites » – et en effet, vous avez beaucoup œuvré pour raviver la mémoire de ce courant (des tondeurs et tricoteurs qui, au XIXème siècle, brisaient les machines, au Royaume-Uni notamment mais également en France – des lecteurs peuvent l’ignorer). Spirituellement, peut-être en êtes-vous les héritiers. En revanche, socialement, vous revendiquer comme « luddites » relève en partie de l’imposture, de l’escroquerie : ce luddisme était un mouvement de travailleurs. Et non d’une poignée d’intellectuels.
Ce n’est pas un crime, évidemment, d’être des intellectuels.
Ce n’est pas une honte que d’être une poignée.
Mais lorsqu’on se prétend ainsi les descendants – je le répète – d’un mouvement de travailleurs, l’absence de liens avec ces mêmes travailleurs, tout de même, pose problème, non ?
Or, à vous lire, vous faites tranquillement sans les travailleurs. Et vous seriez bien prêts à faire contre les travailleurs, contre leur volonté.
Dans votre second texte, que répondez-vous à ce prolo qui s’indigne de vos écrits (à lire ici) ? Qu’il faudrait que lui et ses camarades suivent votre modèle christique, qu’ils acceptent « une vie entière volontairement sous le seuil de pauvreté », qu’ils renoncent (entre autres) à faire des enfants, bref, qu’ils procèdent à un suicide social collectif.
Est-ce ainsi que vous comptez mettre en branle des forces sociales ?
Ce renoncement volontaire a d’autant moins de chances de se produire, par choix et dans la joie, que vous le réclamez à un groupe déjà socialement laminé depuis trente ans – quant aux effectifs, quant au taux de chômage, et même quant aux revenus.
Avec ce programme ébouriffant, dans combien d’usines avez-vous créé une section « luddite » ? Dans combien de sections syndicales avez-vous fait avancer vos idées ? Les « luddites » du XIXème vivaient parmi leurs frères humains, pensaient et agissaient à leurs côtés.

À la place, vous voilà tels de magnifiques prophètes, seuls sur votre colline, drapés dans votre pureté, décochant vos flèches sur cette fange humaine qui, dans la vallée boueuse, enlisée dans la tourbe du quotidien, ne suit pas le chemin lumineux que vous lui désignez. Et nous voilà, oui, nous qui sommes empêtrés dans des contradictions, nous qui tentons de les résoudre, nous qui, contre l’Argent-roi, nous battons, déjà, pour nous réapproprier un peu notre destin commun, nous voilà tous – journalistes dissidents, syndicalistes, militants du Front de gauche – nous voilà tous jetés dans une même opprobre :
« Pour les syndicalistes comme pour les partisans du Front de Gauche et Là-bas si j’y suis, ‘l’essentiel, c’est l’emploi’, autrement dit : ‘Nos emplois valent plus que nos vies’. »
Ou encore :
« On n’étonnera non plus personne – ni eux-mêmes - en rappelant que le Parti communiste, le Parti de gauche, la CGT et Là-bas si j’y suis soutiennent le parti de l’industrie et de l’emploi à tout prix. »
Personnellement, vous m’étonnez.
Ce n’est pas seulement une erreur factuelle.
C’est aussi une faute stratégique.
Car il faut de l’aveuglement, ou de la mauvaise foi, pour ignorer que, aujourd’hui, sur ces questions (et sur bien d’autres !), dans la gauche de gauche, aucune doctrine n’est gravée dans le marbre. Des points de vue se confrontent, à l’intérieur même des individus. C’est comme un immense creuset, où chacun apporte ses idées contradictoires, où se mêlent bien des tendances, où s’opposent des sensibilités, où nul rapport du dernier Comité central ne vaut parole d’évangiles, où aucune ligne n’est figée, où demeurent bien des ambiguïtés, des débats non tranchés – et qui mettront sans doute quelques années à l’être.
Face à ce bordel-là, vous dites : « Regardez les productivistes à l’ancienne ! Ils se déguisent, mais pour eux, l’écologie n’est qu’un masque, etc. »
Plutôt que d’ensemencer un mouvement, plutôt que de le féconder avec vos idées, plutôt que de le pousser un pas en avant, plutôt que de batailler aux côtés de camarades, vous préférez vous tenir au-dessus de cette masse, de nous, pauvres hommes et femmes de bonne volonté, et nous assommer de votre mépris.
C’est regrettable pour nous – parce que je reconnais les apports de vos critiques.
C’est regrettable également pour vous – parce que dans les temps présents, vous avez un autre rôle à jouer que celui d’ermites criant dans le désert, gardiens d’un temple de la Pensée Juste.
C’est regrettable, surtout, pour les jeunes libertaires – auprès de qui compte votre prose, et qui pourraient adopter cette pose prophétique et, il me semble, un rien aigrie.

Le cas Kriegel

Dirigeant de la Résistance, député communiste à la Libération, exclu du Parti pour anti-stalinisme, Maurice Kriegel-Valrimont me racontait son mai 68. Il regrettait, notamment, que les militants cocos aient fait barrage pour que les étudiants gauchistes n’aillent pas discuter avec les ouvriers :
« Malheureusement, ces crétins [les dirigeants communistes] ont empêché les jeunes d’aller dans les usines, ces crétins ont empêché que sur ce plan la jonction se fasse et que, dans une certaine mesure, les attitudes verbales de Cohn-Bendit soient corrigées par la vie. C’était un sectarisme radicalement imbécile. Ça veut dire que cette politique-là a littéralement stérilisé plusieurs générations. C’est ça la réalité, hélas hélas hélas. »
Si je vous adresse cette trop longue lettre, c’est sans doute pour ça, un peu.
Parce que je ne souhaite pas que vous soyez, à votre tour, les « crétins » qui empêchent que « la jonction se fasse » – alors qu’elle peut être tentée, au moins. Parce qu’il ne faudrait pas que vous « stérilisiez » un pan intelligent, volontaire, engagé, de notre génération. Et que les libertaires, plutôt que d’épouser et de guider (un peu) les aspirations populaires, se replient dans le « sectarisme », dans des « attitudes verbales », avec des prises de position aussi autoritaires, aussi dogmatiques, que les technocrates que vous dénoncez.
Vos ancêtres luddites, une fois vaincus par une armée immense, ne se sont pas recroquevillés en un groupuscule : en Grande-Bretagne, ils ont essaimé, donné naissance au chartisme, nourri un mouvement à la fois syndical et politique (j’ai moi aussi La Formation de la classe ouvrière anglaise au XIXème siècle, par Thomson, pour livre de chevet).
Pour ma part, et pour en revenir au sujet initial, je prévoyais un dossier de Fakir, cet été, sur « Rouge et vert, c’est possible ? »
Suite à vos remarques, j’ouvrirai ces pages, je pense, avec le cas Arkema – après avoir étudié sérieusement, cette fois-ci, le marché du PVC, les projets industriels, potassé les rapports, après en avoir discuté avec le chercheur qui a adressé ce message à Mermet, avec les syndicalistes, avec les militants écolos, avec les « planificateurs écologiques » du Front de Gauche, avec vous éventuellement – si vous l’acceptez. Peut-être même que j’organiserai une table ronde.
Nous sommes bien conscients, grand nombre de militants, d’être dans une impasse, même si le demi-tour n’a rien d’évident.
Je signe en mon seul nom – parce que Fakir, là aussi, est traversé par des diverses sensibilités. Et que je ne dispose d’aucune délégation de pouvoir.
Fraternellement,
François Ruffin.

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